Interprétation, modèle et catégoricité
Commentaires sur les axiomes d'incidence

Gilbert Arsac - Université d'été 1996

 

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Ces quelques lignes reprennent des extraits du chapitre 1 d'un cours de Gilbert Arsac sur l'axiomatique de la géométrie lors de l'université d'été "formation de formateurs en Didactique des Mathématiques" des 7 au 12 juillet 1996 à l'université d'été de St Jean d'Angely.

 

Axiomes d'incidence pour le plan

Si on ne s'intéresse qu'à la seule géométrie plane, seuls les premiers axiomes plans nous concerne. Dans cette page, on les notera :

I.1. Par deux points distincts donnés, il passe une droite et une seule.
I.2. Etant donnée une droite, il existe au moins deux points distincts sur cette droite.
I.3. Il existe trois points non alignés.

Notation : on note (AB) l'unique droite passant par A et B. Et donc si C est incident à (AB), différent de A, on a (AC) = (AB)

On utilisera comme définition de deux droites parallèles, celle d'Euclide : des droites sans point commun. En particulier deux droites parallèles ne sont pas confondues.

On se propose ici d'observer quelques proporiétés immédiates de l'incidence dans le plan. Ce sera surtout l'occasion de dégager des remarques sur les implicites que nous accordons aux axiomes qu'ils ne contiennent pas et donc à la possible prégance des représentations usuelles des droites.

D'une manière générale, le vocabulaire courant utilise l'appartenance de la théorie des ensemble pour parler de l'incidence (le point appartient à la droite, ou la droite "passe par" le point). Hilbert utilisait le terme symétrique "lié". Maintenant - depuis Geiger et son axiomatique de 1924 - on choisit de définir une relation d'incidence I (sur le produit cartésien des points et des droites), par les axiomes, et dire que A et d sont incidents (A I d) : cette écriture a l'avantage de symétriser les rôles des points et des droites.

 

Conséquences immédiates des axiomes d'incidence

 

P1 : Deux droites distinctes non parallèles ont un unique point commun.

Preuve : consèquence immédiate de I.1 par l'absurde.

P2 : Pour toute droite, il existe au moins un point qui ne lui est pas incident.

Preuve : Soit d une droite. Alors l'un au moins des trois points non alignés dont l'existence est demandée par I.3 n'est pas incident à d.

P3 : Pour tout point, il existe au moins une droite qui ne lui soit pas incidente.

Preuve : notons A, B, et C les trois points non alignés dont l'existence est demandée par I.3, et soit P un point donné. Alors, on peut raisonner par distinction des cas :
- Si P n'est pas incident à (BC), la droite (BC) convient.
- Si P est incident à (BC), on distinguera les cas où P est différent de C, alors (AC) convient car elle est différente de (BC). Enfin, si P = C, alors (AB) convient.

P4 : Pour tout point, il existe au moins deux droites distinctes incidentes à ce point.

Preuve : consèquence de I.3 par l'absurde. Soit P un point donné. Supposons qu'il n'existe qu'une droite d passant par P. Soit alors un point M quelconque du plan. Si M est différent de P, la droite (PM) existe, et passant par P, c'est la droite d, unique droite passant par P par hypothèse. Ainsi M serait incident à d et donc tout point du plan serait contenu dans la droite, ce qui est contraire à l'axiome I.3.

 

 

Interprétation, modèle, et catégoricité.

 

On dit que l'on a une interprétation d'un système d'axiome quand on fait correspondre aux mots premiers des objets précis. On dit qu'une interprétation constitue un modèle si les axiomes sont vérifiés. Enfin, un système d'axiome est dit catégorique si tous ses modèles sont nécessairement isomorphes. Par exemple le système d'axiome de Hilbert est catégorique puisqu'il redonne la géométrie euclidienne plane dont un modèle est R2. Or un plan euclidien est isomorphe à R2.

On s'intéresse à des interprétations du système d'axiome fondé uniquement sur les 3 axiomes d'incidence.

Interprétation 1 : Soit E = {A, B, C} un ensemble à trois éléments. Dans E on appelle points les éléments, droites, les sous-ensemble à deux éléments, et incidence, l'appartenance d'un point à une droite. Alors cette interprétation est bien un modèle des axiomes d'incidence.

Interprétation 2 : Soit S une sphère. Dans S on appelle points, les points de la sphère et droites les grands cercles et l'incidence l'appartenance des points aux cercles. Alors l'axiome I.1 n'est pas vérifié car par deux points diamétralement opposés sur S passent une infinité de grands cercles. Cette interprétation n'est pas un modèle.

Par contre, si on quotiente la sphère par la relation A~B ssi A et B sont diamètralement opposés (ie on identifie les points diamétralement opposés), alors la sphère ainsi quotientée est un modèle des axiomes d'incidence (qui préfigure la géométrie elliptique).

 

Dans tout modèle d'un système d'axiomes, tout théorème déduit logiquement des axiomes est vrai, et par contraposé on a la remarque suivante :

Si un énoncé est faux dans un modèle, c'est qu'il ne peut pas être démontré à partir des axiomes.

 

Ainsi, puisque l'on a réalisé un modèle des axiomes d'incidence ayant trois points, il est clair qu'on ne peut pas montrer, uniquement à l'aide des axiomes d'incidence, que le plan contient une infinité de points.

De même, en prenant un ensemble à 4 éléments F = {A, B, C, D} avec la même interprétation que pour l'ensemble E ci-dessus, on voit qu'il existe dans F des droites paralléles alors qu'il n'y en n'a pas dans E. Autrement dit l'existence de droites parallèles - ou leur non existence - ne peut être montrée. On dit que l'énoncé sur "l'existence de deux droites parallèles" est indépendant du système des axiomes d'incidence.

Toujours dans ce modèle il y a unicité d'une parallèle à une droite par tout point non incident, alors que dans un modèle à 5 points la non unicité de cette parallèle est vraie puisqu'il y a deux parallèles à une droite donnée passant par un point donné. Ainsi, même dans un système où l'existence d'une parallèle à une droite est assurée pour tout point non incident à cette droite, l'unicité de cette parallèle ne peut être déduite des seuls axiomes d'incidence, cette unicité est même indépendante des axiomes d'incidence.

A ce stade, il est clair aussi que le système d'axiomes d'incidence n'est pas du tout catégorique, puisque l'on peut construire des modèles de cardinaux différents : il n'y a déjà pas bijection ensembliste.

Interprétation 3 : Soit encore Soit E = {A, B, C} un ensemble à trois éléments. Dans E on appelle points les sous-ensembles à deux éléments, droites, les éléments, et incidence l'appartenance des droites aux points. Il est clair que l'on a encore un modèle du système d'axiome d'incidence, mais que contrairement à l'idée reçue, dans ce modèle, une droite n'est pas l'ensemble des points qui lui sont incidents puisqu'ici, c'est au contraire un point qui est l'ensemble des droites qui lui sont incidentes.

Cette troisième interprétation montre l'intérêt de la symétrisation de la relation d'incidence et l'avantage d'un refus théorique de l'intuition. On sait combien l'intuition a été porteuse de nombreuses ambiguités dans la quête d'une preuve du postulat d'Euclide.

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Gilbert Arsac poursuit sa réflexion par quelques remarques sur l'enseignement de la géométrie, les axiomes d'incidence et les propriétés lues sur le dessin.

Il observe qu'en pratique les axiomes I.2 et I.3, pourtant indispensables, ne sont généralement pas présents dans les manuels, et sont plutôt des implicites contenus dans la représentation graphique. Puis, suite à ses propres expérimentations de formateur, il précise :

" ... dans le savoir enseigné (transposé du savoir savant) en géométrie au collège et au lycée, toutes les propriétés d'incidence sont considérées comme évidentes, grâce au dessin, et laissées entièrement implicites, à l'exception de I.1. Toutefois les conditions d'application de I.1 ne sont jamais vérifiées et toujours laissées à une lecture du dessin qui reste en général implicite.

Cette pratique était aussi celle d'Euclide, et sans vouloir ici donner de leçons, disons que les enseignants ont évidemment raison de procéder ainsi, ne serait-ce que parce que les démonstrations ainsi complétées deviennent longues et inextricables. Ces règles de lecture sur le dessin des propriétés d'incidence sont transmises aux élèves par l'intermédiaire du contrat didactique, également de façon implicite : l'enseignant donne l'exemple de ce comportement, qu'il soit chez lui conscient ou inconscient."

 

Le Webmestre d'abraCAdaBRI souhaite apporter modestement une contribution sur ce "point" en témoignant que son expérience de formation à Cabri, chez les enseignants, tend à montrer que le changement de support, allié à l'aspect dynamique de la géométrie pratiquée - et en particulier les questions implicites d'orientation - replace les problèmatiques d'incidence rapidement au coeur des questionnements lors des premières manipulations. Les divers degrés d'engagement direct de Cabri, en particulier - mais non exclusivement - le fait qu'avec Cabri des objets n'existent que si cette existence a un sens mathématique (par exemple une médiatrice ne peut être tracée que si les points sont distincts, les segments de longueur infinie disparaissent, etc ...) amène peu à peu l'utilisateur - d'abord l'enseignant en formation puis par contrat didactique l'élève comme signalé ci-dessus - à se recentrer sur la pertinence géométrique des constructions que l'on effectue, en particulier sur le sens des figures comme progamme de construction.

On sait aussi que souvent les élèves testent par exemple les fichiers pré-construits par les enseignants aux limites de la situation engagée, ce qui est source de motivation, pour l'enseignant, de se centrer sur tous les cas particuliers des questions d'incidence. On objectera, certes, que l'on peut faire cette démarche en restant particulièrement collé au perceptif, il reste néanmoins que pour sa résolution, l'engagement quant au sens est indispensable.

Notons également que l'implémentation de Cabri amène à des pratiques radicalement nouvelles. Soit par exemple un point M décrivant une droite (AB) et une situation où l'on a besoin de caractériser ce point à l'intérieur (ouvert) du segment [AB], donc l'appartenance à ]AB[. Alors l'intersection de la droite (AB) et de la bissectrice de l'angle AMB répond à la question en application de la définition d'Euclide des droites parallèles et de la proposition P1 : on peut ainsi, en formation des enseignants, utiliser l'implémentation de Cabri à des fins de réflexion sur l'axiomatique sous-jacente, en particulier sur les questions d'incidence.

Sur ce thème, on peut consulter les premières pages d'Alice pour des compléments introductifs ou au contraire les pages relatives aux incidences d'Alice pour des applications plus théoriques.

 

Le travail de Gilbert Arsac rapporté dans cette page est disponible dans les actes de l'université d'été mentionnée ci-dessus, à l'IREM de Clermont-Ferrand. On y trouvera une présentation de l'axiomatique de la géométrie plane sous une forme différente de celle de Hilbert (axiomatique de Greenberg) ainsi qu'un compte rendu sur des exemples d'analyse à priori en situation d'apprentissages scolaires.

 

 

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